Auteur: Gilles Gouzerh
Entre 1988 et 1996, à travers différentes fonctions et lors de situations parfois cocasses, Patrik Barret se trouve plongé dans l’univers « moderniste » et épuré de l’architecte Robert Mallet-Stevens. A cette époque, la société Faubourg Conseil Immobilier/Barret Conseil Associés n’existe pas encore. Son fondateur n’a que vingt-six ans et travaille dans une agence de communication parisienne spécialisée dans les domaines de l’immobilier. De là à penser que Rob Mallet-Stevens — il aimait se faire appeler ainsi et signait de même — fut comme le déclencheur d’une vocation…
« Rob Mallet-Stevens étant décédé en 1945, soit presque vingt ans avant ma naissance, je n’ai évidemment pas eu le privilège de connaître le grand architecte de son vivant », sourit Patrik Barret. « Mais les hasards de la vie font que j’ai pu le découvrir à travers certaines de ses œuvres les plus emblématiques. Une immersion dans le courant de « l’architecture moderne » de l’entre-deux-guerres pour le moins enrichissante, d’autant qu’elle fut aussi pour moi l’occasion, pendant plusieurs années, de croiser des personnes particulièrement intéressantes, parfois singulières, souvent passionnées ».
Villa Paul Poiret, la découverte
Étape préalable, visiter cette célèbre villa et ce fameux parc. « Désigné un peu par hasard pour assurer cette mission, me voilà parti, moment inoubliable, en seule compagnie de l’architecte Claude Parent, dans sa Rolls ». À l’arrivée, ladite villa, une grande demeure (672 m2 de surface et 600 m2 de sous-sol), sorte de navire blanc élevé dans un parc verdoyant et vallonné de cinq hectares, en impose. Son premier nom fait référence au grand couturier Paul Poiret (1879-1944), figure majeure et avant-gardiste de la mode qui habilla les femmes du Tout-Paris et abolit le corset entre le début du vingtième siècle et la fin des années 20.
La Villa Poiret – « Surfaces unies, arêtes vives, courbes nettes, matières polies, angles droits, clarté, ordre. C’est ma maison logique et géométrique de demain. » Robert Mallet-Stevens
La bâtisse qu’il commande à Mallet-Stevens en 1921 en restera au gros œuvre. Paul Poiret, dont la maison de couture fera faillite en 1926, est déjà en mauvaise posture et les travaux, faute de moyens, ne peuvent être achevés. Ironie du sort, le couturier assiste à la surrection de son rêve depuis le seul bâtiment terminé, le pavillon de gardien qu’il occupe le temps des travaux. Il écrira d’ailleurs, non sans un certain humour, « Je possède les seules ruines modernes qui existent ».
Mallet-Stevens publie les photographies du bâtiment inachevé dans les Cahiers d’art fin 1926.
« La maison est sortie du sol comme une plante vivace par les soins du prestigieux architecte qu’est Mallet-Stevens. Elle était toute blanche, pure, majestueuse et un peu provocante, comme un lys. » (Mémoires de Paul Poiret)
Vente de Mézy : acte 1
Pendant des années, la carcasse de béton reste à l’abandon. Perchée sur sa colline, elle n’en est pas moins un repère visible de loin et, dans les années 30, son architecture remarquable attire l’œil depuis la route empruntée par la haute société parisienne se rendant à Deauville.C’est d’ailleurs ainsi qu’Elvire Popesco, « monstre sacré » du théâtre, la remarque et décide d’en faire l’acquisition vers 1933. L’histoire raconte qu’elle connaissait le frère de Mallet-Stevens, Philippe, et lui demanda si Rob était disposé à achever les travaux de cette maison qu’il avait créée. Mais l’architecte ne put finalement aller jusqu’au bout de ce projet pour plusieurs raisons. En premier lieu, il fut très actif et sollicité pendant les années 30, notamment en prévision de « L’Exposition internationale des Arts et des Techniques appliqués à la Vie moderne » de 1937 pour laquelle il conçut cinq pavillons. Ensuite, ce fut l’imminence de la guerre qui entraîna une raréfaction des matériaux de construction pour le secteur privé. La dernière raison est d’ordre personnel. En effet, pour protéger sa femme, Andrée Léon, de confession juive, Mallet-Stevens dut quitter Paris pour rejoindre la zone libre, dans le Lot-et-Garonne. Les derniers plans de l’architecte concernant Mézy datent de 1938.
À la fin de la guerre, pour terminer la villa, Elvire Popesco fait appel à l’architecte Paul Boyer. Elle se montre tranchée dans ces choix et apprécie le style « paquebot » très en vogue à l’époque. La villa se voit donc parée de hublots et de rambarde style bastingage. La terrasse est achevée par un arrondi imitant la poupe d’un transatlantique. L’agencement intérieur est lui-aussi modifié. La comédienne occupe la maison pendant quarante ans. À partir du milieu des années 80, elle envisage plusieurs projets de lotissements dans le parc pour valoriser le site, et ce jusqu’à sa vente à Marcel-Paul Gélabert en 1988. Sensible à l’architecture de Mallet-Stevens, le maire de Mézy, Dominique Barré refuse d’accorder les permis de construire à la comédienne. Il fait même intervenir son frère François Barré — qui deviendra plus tard président du Centre Pompidou (1993-1996) puis directeur de l’Architecture et du Patrimoine rattaché au ministère de la Culture (1998-2000) — pour inscrire la villa Poiret à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Elle le sera dès 1984.
Voyant ses demandes refusées, la comédienne se résigne à vendre. « Mais il y avait un premier obstacle à la vente, se souvient Patrik Barret, l’attachement d’Elvire Popesco à la villa Poiret. Chaque fois qu’un acheteur se présentait, les rendez-vous se multipliaient autant que les revirements de la comédienne, et les transactions n’aboutissaient pas. Jusqu’à ce jour de 1988 où monsieur Gélabert, lui aussi porteur d’un projet de construction, parvient à la convaincre au cours d’un déjeuner et, selon ses dires, en la « draguant ». Ce jour-là, il poussa même la générosité jusqu’à lui offrir la Rolex qu’il portait au poignet.
Patrik, qui a eu lui aussi la chance de rencontrer madame Popesco dans son appartement de l’avenue Foch, en garde un souvenir touchant. » Elle avait préparé pour ma venue toutes les archives concernant la villa de Mézy et installé dans son jardin une petite table et une chaise. Quand j’eus fini de consulter les documents, elle me posa cette étrange question : « Que cherchez-vous avec cette maison que j’ai reconstruite de mes mains ? ».
Vente de Mézy : acte 2
« L’objectif de Marcel-Paul Gélabert pour lequel nous travaillons consiste à réaliser une plaquette de présentation devant servir de support à son projet de vente en état futur d’achèvement de cinq maisons dessinées par l’architecte Claude Parent, un des maîtres de Jean Nouvel . La réalisation de cette brochure constitue une nouvelle opportunité pour Patrik de croiser des gens captivants. Outre Elvire Popesco, il rencontre Perrine Poiret, la fille de Paul Poiret ainsi que Jean Manusardi, le neveu de Mallet-Stevens, « un personnage extraordinaire de raffinement, qui a vraiment côtoyé l’architecte, dont toute la culture lui a été transmise. Travaillant dans le milieu de la mode, il avait connu Paul Poiret ».
À la différence des projets envisagés par la comédienne et rejetés par la mairie à plusieurs reprises, le nouvel acquéreur prévoit l’édification des cinq maisons conçues par Claude Parent dans une partie du parc située de l’autre côté de la route d’Apremont qui relie Mézy à Juziers. Un choix visant à favoriser l’obtention du permis de construire et qui offre l’avantage de préserver l’espace paysager autour de la villa. Celle-ci, une fois le programme achevé et commercialisé, doit devenir une fondation culturelle selon l’engagement de monsieur Gélabert. Cependant ce dernier est d’un tempérament plutôt citadin et son associé se montre peu enclin à soutenir le projet.
Le château de Mézy est donc une nouvelle fois mis en vente et Patrik Barret se voit confier les visites les samedis et dimanches. Nous sommes en juin 1989 lorsque se présente un homme d’affaires, Sidney Nata. Grand admirateur de l’œuvre de Mallet-Stevens, il est déjà propriétaire d’une maison imaginée par l’architecte au numéro 7 de la rue du seizième arrondissement de Paris qui porte son nom (voir ci-après). Patrik Barret ne le sait pas encore, mais il vient de rencontrer celui qui deviendra son nouvel employeur pendant trois ans;
Vente de Mézy : acte 3
Un premier rendez-vous pour visiter la villa Poiret est fixé sur place, à Mézy. Dès la semaine suivante a lieu une seconde visite. « Nous avons quitté Paris dans une grande voiture avec chauffeur, en compagnie de Sidney Nata et des architectes qui travaillaient pour sa maison du 7 rue Mallet-Stevens. C’est lors d’une troisième visite qu’il a proposé de m’engager comme cadre responsable de la villa qu’il a acquise à l’automne 89 ».
Un an plus tard, hormis les peintures refaites et la remise en état des salles de bains, la villa n’a pas connue d’aménagements notables. Monsieur Nata, déçu de ne pouvoir vivre dans sa maison parisienne, rendue pour l’heure inhabitable en raison des travaux pharaoniques engagés, décide de faire de la villa Poiret sa résidence secondaire. Lorsqu’il découvre le programme des cinq maisons envisagé par son prédécesseur, il décide de contacter l’architecte Claude Parent. Ensemble, ils élaborent « La Confrontation de Mézy », mélange de challenge et d’opération de communication un peu folle qui doit se dérouler le 21 juin 1991.
La Confrontation de Mézy
Elle va naître d’une première rencontre entre Sidney Nata et Claude Parent. Le premier se demande « s’il est vraiment pertinent de construire cinq maisons face à la villa de Mallet-Stevens ? » Question à laquelle Claude Parent aurait répondu : « C’est comme si on demandait à un jeune peintre de se confronter à un tableau de Picasso ». Sidney Nata propose de choisir un terrain ni trop proche ni trop éloigné pour y construire sept maisons conçuees par sept architectes de réputation mondiale. Claude Parent trouve l’idée très motivante et, quand la discussion s’achève, il n’est plus question de cinq ou sept maisons, mais de dix-sept ! Elles seront construites à environ 800 mètres à vol d’oiseau de la villa. Reste à désigner autant d’architectes de renommée internationale pour relever le défi. Une SARL est créée avec pour raison sociale « Confrontation de Mézy ». Patrik Barret en devient le gérant. L’équipe dédiée à cet ambitieux projet rassemble : Sidney Nata, Claude Parent, désigné architecte en chef, François Chaslin, célèbre critique d’architecture, à l’époque rédacteur en chef de la revue « L’Architecture d’aujourd’hui », Michèle Audon, qui vient de prendre la présidence de la Société immobilière du Théâtre des Champs-Elysées après avoir dirigé l’Établissement public de l’Opéra de la Bastille, et enfin Marc Netter, un professionnel de la communication. Ils se donnent un nom, « Les 5 Mézystes », et c’est ensemble qu’ils établissent la liste des dix-sept architectes participants.
Au terme de la consultation, quinze « concurrents » de haut vol qu’il faudra rassembler sur Paris répondent à l’appel : le Britannique Norman Foster, les Japonais Tadao Ando et Arata Isozaki, l’Américain Richard Meier, le Suisse Mario Botta, le tandem Autrichien Wolf D. Prix et Helmut Swiczinsky (agence Coop Himmelb(l)au), le Portugais Alvaro Siza, Les Italiens Renzo Piano et Paolo Porthoghesi, le Néerlandais Rem Koolhaas, l’Espagnol Ricardo Bofill et enfin Jean Nouvel, Christian de Portzamparc et Henri Ciriani pour représenter la France. Le seizième prévu, l’Américain Frank O. Gehry, dépêche un second et le dix-septième, l’Espagnol Rafael Moneo se désiste. Les seize confères sont donc invités à voter pour désigner le dernier participant et choisissent l’Autrichien Hans Hollein. Pour tous, les critères architecturaux sont simples : respecter une surface, une hauteur et, se confrontant à Mallet-Stevens, tenter d’apporter des réponses aux questions sur le logement dans les années 90. Le propriétaire précise par ailleurs que l’objectif pour chaque architecte consiste à « construire sans contrainte ni programme, sur le terrain de la villa Poiret, une nouvelle villa «manifeste» que le maître d’ouvrage se donne le droit de reproduire en deux exemplaires avant de les mettre aux enchères ».
Les architectes sont ensuite conviés un par un à participer à un dîner où leur est réservée une surprise très personnalisée. « A partir du second dîner, il m’a été demandé de venir déguisé. Pourquoi pas ? Tout cela m’amusait beaucoup ! Un photographe m’accompagnait pour immortaliser ces moments, en l’occurrence de petites mises en scène spécialement créées en fonction d’un thème ou d’un vœu cher à l’invité. Ainsi, j’étais un plombier lorsque j’ai remis à Arata Isosaki un morceau de titane, un étau, une lime et une question écrite en japonais. Jean Nouvel ayant dit un jour que pour lui rien n’était plus beau qu’une femme nue, nous avions fait venir une superbe créature qui s’était effeuillée sous ses yeux. Une autre fois, je suis arrivé dans une tenue complète de parachutiste avec un vrai parachute que j’ai remis à l’invité d’honneur, l’un des architectes de l’agence autrichienne Coop Himmelb(l)au. Ce dernier considérait que l’architecture était comme un saut dans le vide ».
21 juin 1991… La folie des grandeurs
Le jour J, seul quatorze des dix-sept architectes sont présents pour le grand évènement qui doit officiellement marquer le lancement de la confrontation, une journée mémorable et ponctuée de gags. « Nous étions tous partis du Bristol, les architectes me suivant en 4×4 de location. Nous sommes passés par l’avenue Charles-de-Gaulle, le boulevard circulaire de la Défense, puis direction Cergy-Pontoise. Un arrêt avait été prévu dans la campagne pour permettre aux invités d’admirer Paris au loin… Arrivés à Mézy, tous étaient accueillis dans la maison du gardien, comme dans le film « L’inhumaine » de Marcel L’Herbier, dont Mallet-Stevens avait créé les décors. Un mannequin leur proposait ensuite de leur laver les mains avant qu’ils n’empruntent le petit chemin menant à la villa ».
Se tenant debout sur la terrasse en proue de la villa, une main posée sur le bastingage, le maître des lieux contemple le paysage de la Seine. Les architectes, un peu désorientés, sont conviés un par un à le rejoindre sur fond de roulements de tambour tandis que François Chaslin, moitié sérieux, moitié hilare, proclame la liste de leurs hauts faits. C’en est déjà trop pour le Néerlandais Rem Koolhaas qui s’exclame » Non et non, je ne participerai pas à cette mascarade ! » avant de s’enfuir en courant. « j’ai été chargé de le retenir », raconte Patrik Barret. « En fait, il ne supportait pas tout cet apparat et tant d’ostentation. Je suis allé chercher Claude Parent qui l’a convaincu de rester ». Ensuite, toute la troupe visite la maison de Mallet-Stevens avant de se rendre dans le parc pour voir le terrain et tirer au sort les emplacements dédiés à chaque projet. Une maquette a également été dessinée par Claude Parent.
Le dîner de clôture est incontestablement le temps fort de la journée. Servi dans le salon d’angle, pièce maîtresse de la villa Poiret, il constitue un savant mélange de faste, d’exubérance et de kitsch. Les architectes font face au seigneur des lieux, tandis qu’une armada de valets costumés apporte les mets les plus raffinés et les vins les plus rares. Pendant le repas se succèdent numéros et tours effectués par des acteurs, des équilibristes, des jongleurs. « Des photos, un film super 8 et une vidéo ont été réalisés. Où sont ces archives merveilleuses ? ».
La réponse est peut-être à trouver du côté de François Chaslin auquel on doit l’ouvrage célébrant ce jour mémorable et intitulé « La confrontation de Mézy ». La suite, pourtant, n’est pas à la hauteur des espérances et le projet connait des revers dès la discussion des contrats. Au bout de quelques mois, la réalité a finalement dépassé l’ambition, le beau rêve des « 5 Mézystes » ne se concrétisera jamais. Le journaliste et critique d’architecture, Frédéric Edelmann, seul invité en dehors des acteurs de la confrontation, exprime très bien cette « folie des grandeurs » dans un article du Monde paru le 21 avril 2012, à l’occasion d’une nouvelle mise en vente de la villa.
Du château de Mézy au 7, rue Mallet-Stevens
« Ma rencontre avec le propriétaire de Mézy — également devenu mon nouvel employeur — m’a aussi permis de découvrir ce qui est considéré par beaucoup comme l’œuvre majeure de l’architecte : la rue Mallet-Stevens, dans le seizième arrondissement ». Inaugurée le mercredi 20 juillet 1927, cette impasse, anciennement nommée rue d’Auteuil, est encore presque un « coin de campagne » quand l’architecte décide d’y ériger une série de cinq hôtels particuliers plus une maison de gardien, exprimant ainsi sa vision d’une cité moderne idéale. Les hôtels en béton dont la construction s’étale de 1926 à 1934 se présentent comme des assemblages de volumes simples, essentiellement cubiques, blancs et lisses. L’ensemble est très épuré. L’aspect des façades est unifié « car les volumes comptent plus que les détails constructifs », déclare l’architecte à l’époque. À propos des décrochés, des gradins, des tours, des jeux d’ouvertures et des auvents, il explique que « l’architecture sculpte un énorme bloc, la maison ». Quant à la rue, « Aucun commerce n’y est autorisé. Elle est exclusivement réservée à l’habitation et au repos : on doit y trouver un calme réel, loin du mouvement et du bruit, et son aspect même, par sa structure générale, doit évoquer la placidité sans tristesse ». À l’intérieur, les cages d’escalier sont éclairées par des vitraux de Louis Barillet et les portes en ferronnerie sont de Jean Prouvé.
Une fois encore, Rob Mallet-Stevens affiche son parti pris esthétique et se montre indifférent à toute réflexion sur les logements de masse. Sa clientèle de prédilection est constituée de gens appartenant à la haute société, de riches bourgeois, d’artistes… En fait, tous les propriétaires de la très confidentielle petite impasse sont des amis de Rob. Lui-même s’installe dans sa maison-agence, au n°12, et crée pour l’occasion un mobilier de métal laqué, dont un bureau à piètement de tubes d’acier nickelé. Au numéro 10 se trouve l’hôtel-atelier des frères jumeaux et sculpteurs, Jan et Joël Martel, classé aux monuments historiques (intérieur-extérieur) depuis 1990. C’est le seul bâtiment de la rue dont les éléments cubiques s’articulent autour d’un cylindre. Le banquier Daniel Dreyfus, déjà commanditaire de Mallet-Stevens lors de la rénovation de l’hôtel des Roches noires, à Trouville, devient quant à lui propriétaire du numéro 7. C’est de ce petit hôtel particulier dont Sidney Nata se porte acquéreur avant d’y engager des travaux impressionnants. « Mon employeur avait de grandes ambitions dans tout ce qu’il entreprenait. Les travaux lancés au 7 rue Mallet-Stevens en était un parfait exemple, son objectif étant de redonner à cette maison édifiée en 1927, puis réagencée et décorée dans le style des années 70 par ses derniers propriétaires, sa configuration extérieure et son esprit d’origine. Rien n’arrêtait ce passionné, funambule de l’argent. »
La rue en 1927« C’est la maison logique et géométrique de demain »
La rue en 2014
D’une surface de 240 m2 déployés sur un rez-de-chaussée et trois étages, la maison dispose également d’un sous-sol. À l’époque de sa construction, l’intérieur de la bâtisse n’est qu’une succession de petites pièces. Il en restera ainsi jusqu’à son rachat dans les années 70, période durant laquelle elle subit d’importantes modifications en termes de réagencement et de décoration. Des murs et des cloisons sont supprimés afin d’ouvrir tous les volumes. Quand Nata en devient le nouveau propriétaire, il décide, en puriste, de modifier l’architecture extérieure pour se rapprocher du projet original. Il fait notamment réaliser de gros travaux de maçonnerie afin de retrouver les fenêtres d’angle qui n’existaient plus, et de rétablir l’enfilade de fenêtres au rez-de-chaussée selon les plans de Mallet-Stevens. Une baie vitrée est également refaite d’après les dessins du maître. La piscine de 3 x 5m (avec nage à contre-courant) installée en lieu et place de l’ancienne cuve de fuel par les anciens propriétaires est conservée par le nouveau. « Pour lui, rien n’était impossible, trop beau ou trop cher. Il alla même jusqu’à racheter un appartement dans un immeuble mitoyen des années 50 en vue de récupérer une place de parking qu’il intégra à la maison au prix de nouvelles modifications structurelles ».
En 1992, Patrik Barret quitte l’homme d’affaires dont il a été le collaborateur pendant trois ans. Au décès de ce dernier en 1996, Patrik est appelé par le gérant de la société propriétaire, l’occasion pour lui de visiter à nouveau des lieux. « La maison était comme je l’avais laissée en 1992. Une échelle était le seul moyen d’accéder au premier étage. J’ai visité dans le noir car il n’y avait pas d’électricité et il n’était donc pas possible d’ouvrir les volets roulants. De plus, l’ébéniste ayant livré tous les meubles en pièces détachées, l’espace était très encombré ». En 1997, la maison est vendue aux enchères et Patrik propose au nouvel acquéreur de lui apporter les plans d’archive, le programme des travaux envisagés et le détail des travaux réalisés par le prédécesseur. « j’avais gardé contact avec toute l’équipe qui avait travaillé dans la maison ». Finalement, sans doute découragé par l’ampleur des travaux restant à exécuter, l’acquéreur décide de vendre et souhaite le faire au plus vite.
Nouvelle jeunesse !
Dans les semaines qui suivent, un couple se présente. Sous le charme de la maison et rassuré de disposer de tous les éléments fournis par Patrik pour achever les travaux, ils deviennent les nouveaux propriétaires du 7 rue Mallet-Stevens… « Ils se sont très vite découverts une passion pour l’architecte. Ils ont commencé par sortir tout ce qu’il y avait à l’intérieur de la maison et l’ont étalé dans un hangar en banlieue parisienne afin d’avoir une vue d’ensemble. Les boiseries ont été récupérées ». Les travaux ont ensuite démarré : électricité, plomberie, climatisation, amélioration de l’acoustique intérieure, des travaux invisibles mais très valorisants. « Ce qui était formidable avec ces nouveaux propriétaires, c’est qu’ils avaient engagé toutes les entreprises qui avaient travaillé sur ce chantier interrompu en 1993. Et c’était le même maître d’œuvre qui supervisait à nouveau les opérations. Je me souviens d’avoir éprouvé une grande émotion, une fois l’électricité rétabli, quand nous avons pu ouvrir les volets. J’ai alors découvert l’intérieur de plein jour, tel que je ne l’avais jamais vu ! ». À la fin des travaux, le rez-de-chaussée est un espace unique percée d’une enfilade de fenêtres ouvrant sur l’extérieur et où on trouve la cuisine et la salle à manger. Le très élégant salon avec sa magnifique cheminée se trouve au premier, les étages deux et trois sont occupés par deux chambres, une par niveau avec sa salle de bains. Grâce aux travaux voulus par Sidney Nata, en particulier le percement de nouvelles ouvertures, la maison offre un rapport architectural intérieur/extérieur d’une grande fluidité.
En 2006, lors d’une exposition au 15 square de Vergennes (paris 15e), une autre œuvre de Mallet-Stevens réhabilitée par l’industriel Yvon Poulain, Patrik Barret croise le couple propriétaire du 7 qu’il n’avait pas revu depuis dix ans. Ils lui annoncent leur intention de quitter la maison et lui en confient la vente. Entre temps, la cote de la rue Mallet-Stevens a sérieusement grimpé. « Ce qui est amusant, c’est que cette rue était complètement oubliée et que l’architecte comme ses réalisations étaient totalement inconnus du grand public. Une première exposition leur étant consacrée fut organisée à la mairie du XVIe, mais la véritable consécration d’une œuvre architecturale majeure et du grand talent de son auteur viendra plus tard, lors d’une exposition à Beaubourg en 2003 ». La rue Mallet-Stevens a été inscrite en 2000 à l’inventaire supplémentaire de monuments historiques. Une reconnaissance méritée pour celui qui disait : Les bonnes idées n’ont pas d’âge, elles ont seulement de l’avenir.
« Les bonnes idées n’ont pas d’âge, elles ont seulement de l’avenir. »
Robert Mallet-Stevens (1886-1945), architecte moderniste (à l’origine décorateur d’intérieur), est issu d’un milieu aisé. Il est le fils de Maurice Mallet, expert en tableaux et marchand d’art, et de Juliette Stevens, fille du critique d’art Arthur Stevens, lui-même frère du peintre belge Alfred Stevens. Il est également le neveu de Suzanne Stevens, l’épouse du financier belge Adolphe Stoclet qui fit construire à Bruxelles le célèbre palais qui porte son nom. L’homogénéité avant-gardiste de ce bâtiment, une œuvre d’art totale qui abandonne les critères du classicisme architectural et décoratif au profit d’une vision déjà plus fonctionnelle de l’habitat et du mobilier, aura probablement exercé une forte influence sur les choix esthétiques ultérieurs de Robert Mallet-Stevens
Il entreprend des études d’architecture de 1904 à 1909 et s’attache notamment à étudier les courants émergents (De Stilj, le Deutscher Werkbund…). Au début de sa carrière, il réalise plusieurs décors pour des films dont l’inhumaine de Marcel L’Herbier. Il fréquente l’aristocratie et la grande bourgeoisie, et c’est du vicomte de Noailles qu’il obtient sa première commande importante en 1923, la villa Noailles à Hyères, dans le Var. Man Ray y tournera “Les mystères du château de Dé”. Éclectique, il réalise par la suite un garage, des hôtels particuliers dans le XVIe arrondissement de Paris, des ateliers d’artistes, le casino de Saint-Jean-de-Luz, une caserne de pompiers… Il est symbolique de l’architecture moderne ou cubiste.
Il s’engage dans l’aviation pendant le premier conflit mondial et commence véritablement sa carrière d’architecte dans les années 20. Les projets succèdent aux réalisations, conduisant Mallet-Stevens à épurer son style au fur et à mesure que progressent les techniques de construction (ciment et béton armé), libérant les volumes et les possibilités de structures autoportantes. Immeubles de rapport, usine, boutiques, villas, équipements publics… l’architecte s’essaie à de nombreux exercices qui lui font toucher du doigt l’évidente nécessité d’harmoniser le contenu et le contenant.
En 1927, il bâtit la rue Mallet-Stevens dans le XVIème arrondissement de Paris, collection d’hôtels particuliers et d’ateliers représentant un authentique manifeste architectural. Des talents complémentaires (parmi eux, le maître-verrier Barillet, les sculpteurs Jan et Joël Martel, des tisseurs et tapissiers tels que Burkhalter ou Hélène Henry, de nombreux architectes comme Chareau et des concepteurs de mobilier tels que Jourdain, Herbst ou Charlotte Perriand) vont s’y retrouver. Ensemble, ils donnent vie au “style moderne”, qu’incarnent des valeurs comme la simplicité stylistique et la recherche constante du fonctionnel.
Deux ans plus tard, il co-fonde l’Union des Artistes Modernes (UAM) qu’il présidera longtemps. Conférencier et rédacteur de nombreux articles tant sur son métier que sur les courants esthétiques de l’époque, Mallet-Stevens devient directeur de l’École des Beaux-Arts de Lille en 1935. D’autres œuvres marqueront sa carrière, comme la villa Cavrois à Croix (Nord) dont il conçoit le parc et dessine le mobilier, ou plusieurs pavillons de l’Exposition de 1937.
Robert Mallet-Stevens décède le 8 février 1945 à Paris. Il aura été l’un des architectes français les plus proches de l’avant-garde internationale et un des plus éloignés de la tradition des beaux-arts. Architecte, décorateur, enseignant, concepteur de décors de cinéma, de meubles, d’aménagements intérieurs et de boutiques, il représente une figure incontournable de l’architecture moderne et incarne une tentative, restée rare en France, de conciliation entre l’architecture et les arts appliqués.